Claude Ledoux : Notizen-Fragmente (Cahier I – 2009 –, Cahier II – 2013) ; Jean-Pierre Deleuze : Voici l’absence – Cinq déplorations en Antiphonie (2011). Aurélie Franck (mezzo-soprano), Cindy Castillo (à l’Orgue Kleuker/Guillou du Chant d’Oiseau, Bruxelles).
Paraty 114122.
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Miroitement poétique en Belgique
Les deux compositeurs ici réunis siègent à l’Académie Royale de Belgique, d’où l’on déduit que la vénérable institution choisit bien ses membres musiciens. Car nous voici conviés à une expérience – musicale, poétique, spirituelle, acoustique – fascinante qui doit d’exister aux deux interprètes, commanditaires des partitions !
Claude Ledoux et Jean-Pierre Deleuze avouent un commun intérêt pour les musiques orientales, et cela se sent dans l’ornementation confiée à la voix mais aussi dans leur manière de décanter la matière musicale pour approcher l’essence spirituelle des poèmes ayant retenu leur attention. Car le raffinement des supports littéraires choisis joue un rôle fondamental dans l’invention d’une transmutation suggestive par les sons. Claude Ledoux s’est concentré sur quelques extraits des Notizen zur Melodie der Dinge de Rainer Maria Rilke ; le Cahier de 2009 comportait quatre pièces : d’emblée la première installe un climat irréel par le fossé instauré entre les registres extrêmes de l’orgue, la voix venant tantôt s’y fondre, tantôt le surmonter par touches éparses ou fragments mélodiques. Le temps est laissé à la méditation qu’appelle le quatrain liminaire. La deuxième pièce, exclusivement organistique, semble peuplée d’appels d’oiseaux s’échappant d’un tissu harmonique plus dense. La troisième pièce (attention : le poème est surmonté par erreur du chiffre 2 dans le livret) appartient au chant seul, alternant mélopée aiguë et apartés parlés : un appel chargé d’intensité spirituelle nous plonge dans une sorte d’envoûtement mystique. L’ingénieur du son a joué ici de la résonance de l’église pour prolonger le chant : Cindy Castillo a sollicité Jarek Frankowski, musicien polonais féru d’électro-acoustique, pour apporter à la prise de son une dimension participant de la création artistique. La dernière pièce, d’abord volubile, revient à l’écartement des registres instrumentaux creusant l’espace, et la chanteuse, d’un essor ailé, s’évade de ses périlleux aigus pour rejoindre au final « la mélodie une et commune ».
En 2013, à la demande des interprètes, un deuxième Cahier vint s’adjoindre au précédent. Il nous semble de prime abord entendre d’exotiques instruments à vent : ce ne sont que les tirants de registres à moitié ouverts, mais le climat prédispose à entendre la mélopée douloureuse entonnée par la chanteuse. Dans la pièce suivante, la mélodie devient incantatoire tandis que l’orgue pose sur la toile, comme au couteau, des plaques de couleurs ; sa texture se fait ensuite plus fluide et transparente, laissant à peine présager les tensions d’une éclatante péroraison. Le numéro central, de loin le plus long, revient à l’orgue seul qui emplit l’espace de ses sonorités les plus cuivrées mais aussi de bruissements sylvestres et de bruitages creusant la distance pour réintroduire le mystère nécessaire au retour des quelques vers communs aux première et quatrième pièces du recueil. Mais cette fois, le chant exprime plus de tristesse et de lassitude que dans la première occurrence des mêmes mots, ponctué par une obsessionnelle note aiguë de l’orgue. La cinquième pièce pétrit la plénitude de la palette organistique mais s’évade de son rôle de partenaire du chant pour explorer une fois encore les registres extrêmes, les traversant d’essaims croassants (que ne peut-on faire en jouant de suggestifs cromornes cruchants et de cornets mêlés aux anches !) avant de résoudre temporairement cet inventif questionnement dans l’éphémère détente d’un accord parfait... qui n’aura pas le dernier mot !
Cindy Castillo tire un parti savamment agencé de la palette de timbres offerte par l’orgue du Chant d’Oiseau et joue des mutations (sons harmoniques) très variées proposées aux différents claviers : comme tous les instruments conçus par Jean Guillou, celui-ci est un fantastique laboratoire pour la musique contemporaine mais il ne livre pas ses secrets au premier venu. Les couleurs suraiguës se trouvent maintes fois sollicitées, pourtant aucune agressivité n’est à déplorer et l’équilibre que l’organiste obtient à partir de ressources si caractérisées n’appelle que des éloges.
Aurélie Franck se présente sous l’étiquette ʺmezzo-sopranoʺ, mais son timbre lumineux, l’étendue de son registre, nullement gêné par les redoutables aigus que lui réservent l’un et l’autre compositeurs, lui permettent de concurrencer un vrai soprano ; la beauté radieuse de sa voix n’est jamais prise en défaut lorsqu’il lui faut s’envoler vers des cieux transfigurés que d’autres accrocheraient en sons criés. On admire autant la technique que le sens de l’adéquation expressive qui la conduisent à se glisser si naturellement dans chaque poème. Ces précieuses qualités des deux interprètes servent aussi judicieusement l’écriture – plus tournée vers l’essence symphonique de l’orgue – de Jean-Pierre Deleuze. Trois poètes, aussi dissemblables que possible par le style mais réunis par une commune émotion autour de la mort, inspirèrent Voici l’absence – Cinq déplorations en antiphonie (2012). Par l’ellipse du haïku, Bashô encadre deux vastes poèmes, l’un narratif d’Henry de Montherlant, l’autre – de Jacques Crickillon – traçant une mystique de la métaphore sous le titre Lethamorphos XXI. Sur les premiers tercets de Bashô (en position liminaire et centrale du recueil) s’élève une incantation magique : dans le premier morceau, elle naît du silence et une nouvelle fois, l’ingénieur du son a capté ses prolongements sous les voûtes de l’église. L’orgue, par ses pesantes scansions, est menaçant, mais il se taille bientôt sa part dans un dialogue monodique. Le deuxième haiku, lui, se résoudra dans la paix. C’est qu’entre temps Montherlant a prodigué ses soins au cadavre d’un de ses compagnons d’armes (À un aspirant tué – Chant funèbre
pour les morts de Verdun) : la dense étoffe de l’écriture organistique, au début, n’est pas sans évoquer le style de Rolande Falcinelli ; de grandes envolées mélodiques clament la révolte face à cette mort affligeante, puis l’hommage au soldat tué emprunte le cheminement d’un grégorien paraphrasé, accompagné avec hiératisme. Le questionnement sur le châtiment du destin entraîne la voix vers d’intenses aigus. La compassion la plus sincère sourd de cette pièce.
Le très long et très beau poème de Jacques Crickillon inspire un quart d’heure de musique au cours duquel l’ingénieur du son fait se mouvoir la chanteuse dans l’édifice pour rendre palpable le vaste espace évoqué (forêt, prés, montagne...) : la contemplation de la nature a vocation métaphorique pour chanter l’absence, l’orgue se fait peintre d’atmosphères tandis que la chanteuse vole de madrigalismes (« L’oiseau tombe ») en implorations sans réponse (« Appel dans la brume / Nul n’est venu ») l’emportant vers des régions surélevées auxquelles Aurélie Franck accède sans effort apparent ; puis la paix redescend (« Et la sainte face parmi nous »), installant une forme de résignation mystique fantasmée à travers la nature qui s’efface avec le déclin du jour. Musique et poésie en osmose transcendent ce parcours intérieur allant vers le dépouillement de la sensorialité pour accéder à l’acceptation sans recours.
La mise en musique du dernier haiku de Bashô réussit des glissements presque immatériels de
la substance sonore pour terminer dans la contemplation apaisée.
Un des plus beaux disques de musique contemporaine avec orgue que l’on puisse trouver sur
le marché.
Sylviane Falcinelli