pour soprano solo, choeur mixte, orgue et électronique
La question interpelle ; à l’instar de la proposition d’Alain Arnould, Aumônier des Artistes à la Cathédrale de Bruxelles, qui suscita en moi une profonde réflexion sur le devenir d’une certaine musique sacrée d’aujourd’hui. Certes, écrire une œuvre musicale sur les derniers moments de la vie du Christ renvoie à un pan indéniable de la culture musicale du monde : des Passions de la Renaissance où le choeur tient le rôle des protagonistes, à celles des temps baroques où les conventions des “passions” se déclament au gré de parties vocales fortement individualisées ; mais aussi de certains Chants méditerranéens de la Semaine Sainte exhalés par un choeur de solistes aux sonorités nasillardes et pourtant sublimes ; sans oublier ces monodies archaïques des églises du Proche-Orient, berceau de la foi chrétienne, ouverts à la profusion de mélismes envoûtants. L’occasion était belle d’offrir aux oreilles d’aujourd’hui un voyage né de la synthèse de ces univers aimés, “digérés” en un tout organique faisant la part belle aux sonorités d’un ailleurs imaginaire, associé à ce texte magnifique de l’évangéliste Luc.
Mais plus que cela, se lancer dans l’aventure de la musique religieuse aujourd’hui me semble un acte responsable, intégré dans une époque où les valeurs spirituelles ne cessent d’affronter la frénésie matérialiste. Reste la question : où donc se situer sur cette échelle de valeurs que l’on ne peut négliger ? Je n’ai pas de réponse catégorique. Seule demeure la musique comme perspective subjective sur le sujet. Car l’histoire des arts nous rappelle les multiples solutions trouvées et exprimées métaphoriquement pour accompagner l’auditeur et/ou le spectateur tout au long du cheminement d’une création qui se veut expression de la foi, voire dépassant une obédience religieuse spécifique pour devenir pensée spirituelle, philosophique, humaine, ouverte aussi à l’au-delà de la conscience sans en négliger les jalons qui permettent cette ouverture sensible.
Pour y parvenir, j’ai délibérément opté pour la mouvance et la structuration qui se déduisent du texte. Ainsi, Saint Luc écrit-il cette passion sous le signe de la miséricorde. Elle se manifeste à l’égard de ces mouvements de l’âme humaine dont les moments explicites sont sans aucun doute le reniement de Pierre et - son opposé symétrique dans le texte de l’Évangile - les paroles du larron en croix. Deux plateaux d’un balancier imaginaire, qui se meuvent autour d’un axe crucial, fébrilité d’une véritable scène narrative sous l’occurrence du jugement de Pilate. A nouveau mouvance : celle d’un verdict sans lequel la Passion ne serait pas. Pour mettre en valeur cette structure formelle, les langues « se délient » ; du latin, pour articuler un sui memorare misericordiam initial, désir de mémoire pour projeter cette miséricorde dans le futur Père, remets-leur car ils ne savent ce qu’ils font, caractérisé par une profusion de langages. Mouvance aussi au niveau du sonore, en partant d’un point focal caractéristique qui ne cesse de m’émerveiller : les chants de la Semaine Sainte de Sardaigne, entendu interprétés par un choeur d’hommes à quatre voix à la richesse harmonique insoupçonnée. L’originalité de cette formule tient dans l’émergence d’une sonorité qui « dépasse l’entendement humain ». Les extraordinaires couleurs nasillardes de ces voix renforcent, par addition des timbres des solistes, certaines bandes de fréquences du spectre vocal, inhabituelles dans le chant classique. Ainsi a-t-on la sensation d’entendre une voix nouvelle, féminine, virtuelle – celle de la mater dolorosa - planer au dessus de ces voix strictement masculines. Une présence dans l’absence. D’où l’idée d’utiliser dans ma Passion une unique voix féminine solo en réponse à cette virtualité sonore ; en réaction aussi à la tradition vocale des Passions. De plus, à l’instar des chants de Sardaigne, l’idée d’enrichissement spectral sous-tend l’entièreté de l’œuvre grâce à l’utilisation de l’électro-acoustique. Ce qui nous rappelle combien l’histoire de la technologie demeure liée à celle de la spiritualité musicale.
A cette mouvance sonore correspond aussi l’attribution des rôles. Point de distribution stéréotypée, mais une variabilité permanente où les personnages, tant le Christ que les autres protagonistes, peuvent être représentés alternativement par la soliste, le choeur ou l’électro-acoustique. Un jeu aussi entre représentation individuelle et proposition collective ; que ce soit dans le statut de Jésus – aussi bien individu sensible qu’ouverture sur l’infini – ou celui du peuple – multitude meurtrie par ses antagonismes, mais aussi objet unique de la miséricorde de Dieu.
Bref, au gré de ces quelques exemples choisis parmi tant d’autres restés sous silence, je me suis rendu compte qu’écrire une passion au XXIe siècle était bien plus qu’une aventure de l’écriture musicale, mais avant toute chose, un chemin de découverte où l’œuvre n’était somme toute qu’un minuscule point de jonction bien modeste entre une révélation spirituelle et la matérialité de notre écoute. Qu’elle soit donc humblement offerte à toutes les oreilles qui désirent s’inscrire dans ce grand moment de partage humain.
Je dédie affectueusement cette partition à mon fils Luca - du même prénom que l’évangéliste de cette Passio - ainsi qu’à ma mère, en hommage à la ferveur de sa foi chrétienne.
Cette grande fresque sacrée de quatre-vingt minutes résulte d’une commande de la Cathédrale de Bruxelles. L’œuvre fut créée en mars 2008 par Aurélie Franck, soprano, Xavier Deprez, orgue, la Capella Sanctorum Michaelis et Gudulae et la Capella di Voce sous la direction de Kurt Bikkembergs, le compositeur s’occupant de la diffusion électronique (avec l’aide du CRFMW).
La composition de cette Passio a été rendue possible grâce au support financier de la Communauté Wallonie-Bruxelles.
(Claude LEDOUX)
UNE COMMANDE MUSICALE A CLAUDE LEDOUX
Pour consolider ces liens, il est important que l'Eglise s'engage de temps à autre en commandant une œuvre. La Passion selon Saint Luc qui résonnera pour la première fois sous les voûtes de la cathédrale de Bruxelles le jeudi 13 mars prochain est le fruit d'une telle démarche. Ce travail fut confié à Claude Ledoux, compositeur liégeois dont la renommée s'étend bien au-delà de nos frontières. Tout au long de ce parcours de deux ans, cette commande fut l'occasion de rencontres avec le compositeur, où nous avons abordé le texte en respectant sa liberté artistique. Je pense que seule une telle attitude rapproche les arts de l'Eglise. C'est le risque à prendre pour creuser notre expérience de foi par les arts.
Pourquoi avoir choisi de commander une Passion et pourquoi une Passion basée sur le récit de Saint Luc ? La Passion du Christ étant un moment clé de notre foi chrétienne et de notre salut, le thème de la Passion s'imposa. Le choix du récit de Saint Luc repose sur plusieurs arguments. D'abord la Passion de Luc n'a pas souvent été l'objet de composition, A part les versions de Schùtz et de Penderecki, le compositeur disposait d'un terrain, si pas vierge, en tout cas beaucoup moins chargé que les Passions de Saint Matthieu ou de Saint Jean. Les accents que Luc met sur la miséricorde de Dieu et sur l'appel individuel à la conversion en font un évangile particulièrement contemporain, d'autant plus qu'il s'adresse aux païens férus de philosophie mais pas nécessairement ouverts au monde de la foi chrétienne. Luc a ses spécificités textuelles. Les dernières paroles qu'il met dans la bouche du Christ éclairent bien son souci de mettre l'accent sur la proximité entre le Fils et le Père :
« Père entre tes mains, je remets mon esprit ». Pas question d'abandon ici, ni d'accomplissement. Dans l'évangile de Luc, l'adresse au Père est le premier et dernier mot de Jésus et cela sous-tend tout son évangile.
Tous ces arguments ont orienté notre choix... et le hasard a voulu que le fils du compositeur porte le nom de l’évangéliste sur lequel son père nous livrera son interprétation musicale.
L'œuvre commandée est écrite pour chœur mixte à huit parties, soprano solo, orgue et sons électroniques. La langue utilisée est essentiellement le français. Toutefois le néerlandais, l’allemand, le latin et le grec résonnent à certains moments-clé de la partition. Ce choix témoigne du style du compositeur, un style de synthèse entre la recherche de l’inouï, les technologies récentes et la musique orientale, plus particulièrement dans son ornementation. Sa Passion selon Saint Luc s'inspire aussi des passions de Sardaigne chantées lors de la Semaine Sainte.
Alain Arnould OP,
Aumônier des Artistes
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