pour orchestre
Pour écrire « ..., il mange la tête des gens », je suis parti d'une véritable énigme posée à la culture musicale européenne : des chants sans âge appris lors de l'initiation à un vaudou ou un « orisha », divinités dont le culte est encore présent au Bénin. Ceux-ci sont chantés par les initiés pendant plus de deux ans dans le plus grand secret « d'une voix flûtée, totalement sans vibrato, et dans le registre suraigu, purement vocalisé (ne comporte aucune parole) sur des valeurs très longues reliées entre elles par des mélismes courts et dessinés avec beaucoup de précision » (G.Rouget). Mais le plus étrange reste la position dans laquelle ce chant est exécuté : accroupi, la tête rentrée entre les jambes, face contre terre, sans aucun contact avec les autres chanteurs/euses, et sans aucune partition, bien que rythmiquement très complexe.
Plongé dans les profondeurs de la naissance de la musique, j'ai voulu observer comment ces chants questionneraient notre tradition écrite européenne, et peut-être plus largement, notre sens de la musique. Je les ai fait alors fusionner avec les techniques d'écriture de l'ars nova (14è) encore très influencées à la fois par la culture populaire, et par l'apparition encore neuve du médium écrit en Europe. J'ai également tenté de transcrire le ressenti très intérieur qu'implique l'exécution de ces chants, en introduisant dans la pièce une pulsation commune à tout l'orchestre, mais inaudible, car intériorisée par le musicien. Cependant, petit à petit, chaque musicien est appelé à s'adapter, à combler les trous, à réagir avec son voisin, faisant naître une battue commune, surgissant d'une espèce de réplique au rythme ambiant. L'écoute n'est plus seulement intérieure, mais tournée vers ce qui le relie presque physiquement avec les auditeurs dans la salle.
Cette deuxième partie s'inspire quant à elle de la cérémonie de possession qui conclut l'initiation. Celle-ci est davantage tournée vers l'extérieur : l'initié danse en imitant le dieu qui le/la posséde, le tambourinaire guide ses pas, un chœur rappelle ici et là les gloires passées de la divinité. Tout le monde réagit à ce qui se passe, et c'est une véritable pensée collective qui va métamorphoser le possédé.
Cette pièce est dédiée à la mémoire d'André Schaeffner, « savant peut-être », mais « artiste d'abord », le fondateur de l'ethnomusicologie française, dont les thèses fulgurantes sont à l'origine de ma pièce.
« Sans tomber dans le travers que devient l'abus de ce terme nous dirons que la musique est de nature essentiellement baroque. La ligne irrégulière de la plupart de ses instruments, la superposition de leurs organes dont les fins souvent paraissent contradictoires - l'un atténuant ce que l'autre renforce, - la mimique parfois déconcertante de ses musiciens, tout ce qu'il y a d'outré et de fictif dans un art que nous croirions uniquement attaché aux réalités sonores, figure un élan par endroits inachevé, aux énigmatiques replis, aux retours trompeurs et qui est la destinée incohérente, de signe tout de même ascendant, de la musique. »
André Schaeffner, Origine des instruments de musique, 1968, p. 26