A propos du premier cahier d'études pour violoncelle solo de Claude LEDOUX (1994)
La notion d'"étude" - oeuvre musicale de grande virtuosité destinée à un intrument spécifique - se réfère dans notre mémoire culturelle à la grande tradition classique et romantique. Historiquement, elle se trouve intimement liée dès la fin du XVIIIe siècle à l'intérêt progressif du public pour une certaine forme de musique instrumentale soliste "de haute voltige". D'abord objet d'un développement personnel de l'artiste, l'"étude" s'émancipera progressivement durant la période romantique jusqu'à devenir oeuvre à part entière, cheval de bataille et matière esthétique à diffuser lors de récitals tumultueux. Le piano, instrument polyphonique par excellence, règne en maître sur la scène musicale; un état de fait d'autant plus confirmé que plus d'un compositeur génial s'évertuera à enrichir le répertoire de virevoltes plus virtuoses les unes que les autres. Imaginez ce que serait la littérature de l'instrument sans les Clementi, Chopin, Liszt pour n'en citer que les plus connus? Heureusement les autres disciplines intrumentales bénéficieront aussi de l'apport de petits maîtres, certes moins subtils mais tout aussi fondamentaux pour le développement de leur outil musical.
Mais qu'en est-il exactement de ce genre ? Qui pense "étude" imagine d'abord toutes les facettes du substantif. Objet d'un travail laborieux, l'"étude" musicale se fait le chantre d'une "technicité" poussée parfois dans l'extrême de ses limites. L'enjeu est essentiellement physique, digital. Dans la grande acception romantique, chaque étude aborde un aspect unique et spécifique à la technique instrumentale. Ainsi, maîtres absolus ès violoncelle, les Duport, Dotzauer et autres Popper accentuèrent plus particulièrement les difficultés inhérentes aux gammes, arpèges, polyphonies en doubles cordes, déplacements rapides, harmoniques et autres délicatesses à faire souffrir l'instrumentiste engagé. Malgré les efforts désespérés des afficionados du slogan "en mettre plein la vue", un nouveau type d'étude devait progressivement voir le jour. D'abord, l'"étude" d'expression, ou la difficulté se concentre autour de la compréhension sensible d'une phrase musicale typée; ensuite, l'"étude" de son, où, loin des virtuosités digitales misant sur un rapport rentable notes/temps, l'artiste tente d'équilibrer un discours basé sur d'infimes et délicates variétés de timbres. Des compositeurs postulèrent ainsi une nouvelle forme de difficulté technique de l'instrument, moins brillante d'apparence mais combien plus riche dans l'intimité de la matière musicale elle-même. L'auditeur n'a pas que des oreilles statistiques; au gré des raffinements l'ouïe se sensibilise, découvre de nouvelles formes d'émotion. Debussy, avec ses deux livres d'études pour le piano (1915), fut l'un des premiers à se satisfaire de cette exigence. Durant tout le XXe siècle, les "études" proliférèrent dans cette direction, accumulant de nouvelles expérimentations sonores et digitales. Le violoncelle n'était du reste pas oublié puisque Bernd Alois Zimmermann lui consacrait en 1970 les célèbres "quatre courtes études".
Personnellement, cette vision du compositeur d'"étude" à l'image d'un sculpteur de la matière sonore me fascine à plus d'un titre. Depuis plusieurs années l'investigation dans le domaine acoustique - le son analysé sous la lentille du "microscope", ses composantes et leur comportement - régit en grande partie l'esthétique de mes oeuvres musicales. Quant au violoncelle, il occupe une place centrale dans ma production. Pour plusieurs raisons. La première est d'ordre acoustique et musicale: la registration immense de l'instrument, sa mise en vibration d'une richesse sonore insoupçonnée dont bien des modes de production et d'articulation sont encore à découvrir. La seconde dévoile l'humain: les rencontres "violoncellistiques" et tout particulièrement celle avec Jean-Paul Dessy, remarquable instrumentiste, maître absolu de son instrument. Stimulé par ce lieu de rencontre entre curiosité inégalée et imaginaire débordant, je me décidai à écrire une "sorte de concerto" pour violoncelle et petit ensemble (*). En guise d'esquisse préparatoire, je composai "Le songe troublé de l'orchidée" (mars 1994) pour violoncelle solo. Cependant, Les rêves de fleurs me poussaient subrepticement hors des champs de la poésie immédiate pour rechercher de nouvelles possibilités instrumentales à travers une première série d'études exploratoires. Un acte compositionnel bienvenu puisqu'il répondait à la demande de deux jeunes graphistes - Muriel Gregoire et Xica Mendonça - d'écrire une oeuvre musicale originale en interactivité avec leur production visuelle.
Le "premier cahier d'études" (juin 1994) pour violoncelle solo tente de dépasser les concepts jusqu'ici mentionnés. Alors que la virtuosité traditionelle se cantonne dans les limites intimes de la "physicalité" de l'interprète, certaines des pièces de ce recueil proposent une interaction beaucoup plus grande entre le geste de l'instrumentiste et la réponse acoustique de son outil musical. Cette "nouvelle virtuosité" incite l'artiste à mieux saisir la relation à son instrument, de telle manière que chaque interprétation de l'oeuvre présentera un visage différent. L'interaction la plus sensible se déclinera tout particulièrement dans le domaine du spectre sonore et de son comportement temporel. Les réflexions directement issues de ma pratique de la musique électro-acoustique sont à la base de ces expériences sonores. A savoir: la notion de "grain" s'émancipe tout au long de l'oeuvre - le "grain" étant utilisé ici comme l'on parle d'un grain d'une texture de tissu, de peinture, ou autre... Chaque étude peut être jouée séparément, mais c'est dans la continuité du cahier que le projet pourra être le mieux perçu. La question la plus présente à l'esprit étant comment passer du "grain" inhérent au spectre sonore, de ses aspérités, de ses imperfections qui créent la qualité d'un son, au "grain" d'une articulation à différent niveau - micro-articulation ou articulation de note, de phrase; macro-articulation ou articulation de structure. Un exemple peut nous être donné avec la première étude, veritable modélisation instrumentale de procédés électroacoustiques. Le violoncelliste tente de maîtriser par de subtiles variations de pression de l'archet les filtrages du spectre de son instrument - un violoncelle "préparé" par deux tiges transversales aux Ie et IVe cordes. Des séries de micro-turbulences acoustiques viennent troubler une texture déjà peu stable, créant ainsi une matière dynamique qui sera susceptible d'être elle-même modélisée à travers l'organisation d'une articulation précisément notée. Le "grain" du son devient "grain" d'articulation. (Cf exemple 1) S'ensuit à travers ce cycle un voyage qui mènera l'auditeur du son le plus rugueux, instable (et ses implications au niveau des différentes articulations) au "son lisse", phénomène d'absolue stabilité à l'instar de ces harmoniques au spectre simple. Plus prosaïquement, l'ancienne notion de tension-détente est en quelque sorte remplacée par celle d'instabilité-stabilité exprimée par les adjectifs antagonistes granuleux-lisse.
La dialectique qui sous-tend le cycle complet des études pourrait être ainsi résumée:
Etude 1 : expression paradigmatique et précise du "grain"
2 : affinement du grain; étude de dissociation main droite/main gauche
3 : étude de transition ; du granuleux au lisse et articulation de la phrase
4 : spectre lisse librement structuré dans le temps et grain progressif d'articulation de la phrase
5 : réintroduction du grain de l'articulation de note
6 : ...quand la notion du "lisse" crée le grain et l'articulation rythmique
7 : centre - "clin d'oeil" aux cultures latines et germaniques
8 : grain d'archet; étude de dissociation m.g./m.dr.
9 : lisse et ébauche de grain (vibrato molto) simultanés
10: développement des transitoires d'attaques
11: lisse
12: étude graphique - réflexion-proposition de l'interprètes la base de sa mémoire de la pièce jouée
L'intérêt de ces études résulte finalement de l'ambiguïté existante entre le son et son articulation. Un projet fascinant mais difficile à réaliser car comment ne pas limiter l'écriture à une simple juxtaposition d'effets sonores ? Le danger du gadget musical à la portée de tout curieux n'est pas loin ! Alors, certainement une gageure. Après tout, quel risque y a-t-il d'ouvrir les portes qui jalonnent notre route sinon celui de découvrir le Grand Large...
La création de ce premier cahier d’études eut lieu à l’Auditorium du Conservatoire Royal de Mons par Jean-Paul Dessy, dans le cadre des journées expositions/Concerts du Conservatoire en juin 1994. Une version pour deux violoncelles a été réalisée et créée par Jean-Paul Zanutel et Jeanne Maisonhaute dans le cadre d’ECO – Sound Laboratory/Small forms #2 – aux Arbaletriers à Mons en octobre 2011.