pour ensemble
Le cycle des Lettres soufies
Alors que j’étais désormais à la recherche dans ma musique d’une formulation plus analogique que systémique, je suis tombé sur une présentation du Jawâhiru’l Khamsah, traité Soufi où figurent de curieux tableaux dévoilant les clés de la “science” du Da’wah. Le Da’wah est une méthode secrète d’incantation et de méditation mystique, plus ou moins licite dans la tradition islamique, qui se fonde sur une théologie symbolique des lettres. L’alphabet arabe, les attributs divins, les chiffres, les quatre éléments, les sept planètes, les douze signes du zodiaque... y sont intégrés dans un système complexe qui constitue peut-être le réseau de correspondances symboliques le plus étendu au monde.
Mes Lettres Soufies sont des voies de transformation. Ce qui y est en question, c’est la constante modification de la perspective sous laquelle une matière est perçue et en quoi ce changement de point de vue produit un glissement de la forme. Ces moments de basculement de la structure sont plus importants à mes yeux que leur résultat ou leur situation initiale. En ce sens, il n’y a pas de matériau propre à chaque pièce: tout est susceptible d’y apparaître, d’émerger naturellement du jeu de la transformation qui s’opère. La chose qui prend corps semble posséder une vie propre, évoluer à la dérive (comme il en est de tout mouvement que l’on observe sans en connaître le but ou la fin)... Mais quelqu’un veille et, parfois, focalisant délibérément son attention sur quelque détail qui l’interpelle, il l’extirpe de l’impavidité générale, pour le faire parler. Ce faisant, l’observation du mouvement en modifie le cours. Ainsi, si elles s’admettent volontiers contemplatives, ces Lettres réfutent fermement tout idéal de passivité.
La désorientation (spatiale, stylistique, harmonique, motivique, rythmique...) est le mode de fonctionnement de cette musique: je la veux aussi semblable et changeante que l’eau du fleuve. Ainsi s’affirme, comme une pacification, l’incroyable continuité qui s’acte dans l’altérité (ou, à l’inverse, le mouvement dans l’apparente immuabilité). Ceci me semble aujourd’hui plus nécessaire que de ressasser, encore !, que tout changement ne serait que le dévoilement de la variante sous la catégorie du même. La présence de la matière n’est pas une ombre. Elle est le début, le plein et la fin de l’esprit. En ce sens – et en ce sens seulement – le projet est un voyage vers l’Orient. Plus fondamentalement, il est une quête matérielle du centre incarnée dans l’écrit.
Lettre Soufie : Sh(ìn), pour flûte, clarinette, percussion, piano et trio à cordes, est une commande de l’ensemble Spectra. Il s’agit de la neuvième de mes compositions qui s’inscrive dans le large projet des Lettres Soufies, réflexion sur l’écriture musicale, le temps et les formes, dans laquelle j’exploite la symbolique décrite par certains maîtres Soufis – le soufisme étant un mysticisme lié à l’Islam - comme clé de correspondances poétiques. Chacune de ces pièces constitue à la fois la recherche d’un état sonore spécifique (avec un matériau qui voyage librement d’une pièce à l’autre) et la mise en œuvre d’une logique de transformation.
Shìn, associé à l’acceptation, l’aloès blanc, la lune, le feu qui nettoie,..., constitue une forme de lamento, ou plutôt un état de déréliction et de renoncement où se rêverait une lamentation silencieuse et retenue, une plainte à nul autre adressée, comme une stupeur enfermée trop intimement. Bribes timides (souvenirs ou prémonitions ?) sur fond de murmures. De cet état, par une lente transformation – ténue dans ce cas, comme un avènement du murmure, une reconnaissance de sa réalité -, émergent les conditions nécessaires à l’attente d’une consolation.
Jean-Luc Fafchamps
Lettre Soufie: Sh(ìn) a été créé par l'ensemble Spectra (dir. Filip Rathé), le 4 avril 2009 au Bijloke (Gand).