Ayl
Concerto pour clarinette et orchestre (2012)
D'emblée, l'explication du titre : "Ayl" [prononcer a-ïl ] signifie "autre" en Vieil Arménien et partage ses racines sanskrites avec les mots suivants : le français altérité, l'italien altra (Altra cosa étant le thème du Festival Ars Musica 2012, commanditaire de l'ouvrage), l'anglais else ou encore le grec Allos.
Cet appellation part du constat que l'autre s'inscrit depuis de nombreuses années en filigrane de mes compositions. L'autre en provenance des multiples recoins de la planète (Brésil, Equateur, Mongolie, japon, pour ne citer que des références récentes), mais aussi l'autre dans ses élans revendicateurs pour le respect de son humanité la plus profonde.
De fait, cette pièce est née initialement d'une volonté de faire rencontrer des musiques qui m'ont profondément bouleversé ces derniers mois. D'abord celle du Duduk arménien, instrument à anches originaire du milieu rural, à la sonorité vibrante, émouvante, et dont le timbre se rapproche à bien des égards de celui de la clarinette. Pour rappel, le duduk a été inscrit il y a 5 ans par l'Unesco sur la liste représentative du patrimoine culturel de l'humanité. Une raison de plus pour articuler ce concerto principalement autour d'un emprunt au répertoire de musique traditionnelle arménienne, Kali Yerg, chant de récolte, que l'on pourra entendre en filigrane au cours de l'oeuvre. Certes cette référence audible se verra transmutée dans son énergie, son contour subira de multiples transformation tout au long de la pièce, mais la tendresse de son propos persistera malgré ses différents avatars. Une manière de jouer sur la reconnaissabilité par l'auditeur d'un modèle appartenant aujourd'hui à sa conscience culturelle.
Une autre référence, en totale opposition à la précédente, fera son apparition peu à peu : des sonorités en provenance du printemps arabe de 2011. Chants électriques de rappeurs entendus sur le net. Des musiques qui ont su retrouver le sens premier de cette esthétique féroce et revendicatrice, gavée d'énergies en distorsions. Fini la mélodie ; c'est de sonorité, de texture et de "couleur" dont il s'agit. Lors d'interviews, ces groupes vous parlent de la recherche d'un "son" original, rude, râpeux, propre au monde contemporain dans lequel ils vivent, loin des musiques lisses et conventionnées de la pop internationale. Ces sonorités, je les ai étudiées par le biais de l'ordinateur et des analyses acoustiques. Ce qui m'a permis de les "répliquer" de manière brute, peu avant la fin du concerto. Sonorités étranges transposées à l'orchestre, comme pour remettre en question la beauté de l'orchestration traditionnelle. Comme pour contester un ordre sonore établi.
Voila présentés ces deux univers sonores opposés que "Ayl" va tenter de concilier. Et sans dévoiler la chose, la fin de l'oeuvre vous donnera une solution possible. Car, finalement, la dialectique proposée ne s'appuie-t-elle pas sur les bases de l'expression des minorités autres qui cherchent la reconnaissance ? Alors place à la musique qui nous offrira des images auditives fortes issue du voyage entre culture arménienne et culture rap électrique orientale. Des "fenêtres", comme disait Milan Kundera dans son livre Les testaments trahis, propices à la narration. Des ouvertures sur le monde d'aujourd'hui qui nous proposent des entrecroisements rapides d'objets dont la reconnaissabilité s'estompe, puis revient à la charge. Loin de nous parler de citations, ces références nous proposent un va-et-vient de la matière sonore pour exprimer un monde encore à construire, un désir qui passe par notre appréciation de l'oreille.
Puisse cette rencontre auditive présager d'un futur proche issu des migrations planétaires extrêmement vivaces de ce XXIe siècle ; un monde situé entre technologie et émotion, sans prévalence de l'un par rapport à l'autre, mais dans le respect des découvertes que chacun de ces domaines peut susciter dans le rapport à cet autre si intrigant.
L'oeuvre est dédiée au clarinettiste Jean-Luc Votano ainsi qu'à tous mes amis d'origine arménienne. Elle fut créée le Premier mars 2012, dans le cadre du festival Ars Musica, par ce merveilleux musicien, accompagné par l'Orchestre Royal Phiharmonique de Liège sous la direction de Manuel López Gómez.
Sur youtube, un petit extrait de la répétition avant la création de l'oeuvre par les interprètes ci-dessus :
http://www.youtube.com/watch?v=bg1lTjzjULc