pour choeur mixte et grand-orgue
Missa Christi Regis Gentium (2000)
Propos recueillis par Veerle Lindemans, le 30 octobre 2000 pour les publications de la Société Philharmonique)
Pouvez-vous brièvement expliquer comment le projet de votre messe a pris forme?
L’idée du projet m’a été présentée il y a au moins trois ans, de manière informelle. Henri Lambert, l’aumônier des artistes à la cathédrale de Bruxelles et Xavier Deprez, un de ses organistes, voulaient, à l’occasion du 30e anniversaire de la « messe des artistes », commander une oeuvre à un compositeur belge. La Messe des artistes, qui a lieu une fois par an, met l’expression artistique au centre de la liturgie et ouvre les portes de la cathédrale à un large public, qui n’est pas nécessairement croyant ou catholique. La réouverture de la cathédrale ainsi que l’inauguration du nouvel orgue étaient d’autant plus de raisons de commander une oeuvre festive. C’est également les responsables de la cathédrale qui ont proposé le titre de la messe, qui se refère à la fête liturgique du 26 novembre, la fête du Christ Roi.
Lorsque la demande s’est véritablement concrétisée, il y a environ un an et demi, j’ai mûrement réfléchi avant d’accepter car le projet n’était pas évident d’emblée. Le cahier de charges s’annonçait plutôt lourd : ma composition s’insérerait dans une liturgie d’une part, mais serait également présentée au concert. La distance entre l’orgue, accroché en « nid d’hirondelles », et le chœur, placé au sol, ne simplifiait pas les choses ! La durée des pièces était pré-déterminée. Le Gloria est la partie la plus développée, il couvre presque la moitié de la durée totale de la messe. Et puis s’est posée la question : comment et pourquoi écrire une Messe aujourd’hui ?
En ce qui concerne le choix des interprètes, on pourrait parler d’un projet « fédérateur », puisque les choeurs sont composés de chanteurs de la Capella Sancti Michaelis d’une part et du Choeur de Chambre de Namur de l’autre. Mais je ne savais pas dans quelle mesure ces choristes avaient une bonne expérience de la musique contemporaine, ce qui m’a obligé à faire certains choix.
Comment décririez-vous le style de votre messe ? Ou la situeriez-vous parmi « les musiques contemporaines » ?
Que le choix des responsables de la cathédrale se soit porté sur moi, démontrait une volonté d’ouverture aux langages musicaux actuels : ma démarche de compositeur tente de s’inscrire dans une certaine pensée et sensibilité contemporaines.. Autant pour ma réflexion que pour la mise en oeuvre de la messe, la question du style a été plutôt complexe. J’ai cherché un équilibre entre mes préoccupations compositionnelles d’une part, et les contraintes du projet de l’autre. Je crois qu’un office religieux n’est le lieu naturel pour l’expérimentation ou l’avant-gardisme pure et dures. Même si elle s’inscrit dans un cadre artistique, une messe ne peut être écoutée de la même manière qu’une pièce que l’on présente lors d’un festival de musique contemporaine. J’ai essayé de trouver un style qui pourrait s’intégrer dans une liturgie sans pour autant renier certains éléments de mon langage.
La composition d’une messe, forme religieuse par excellence, impose traditionnellement bon nombre de contraintes. Ont-elles eu une influence sur votre écriture ?
Il s’agit de ma première pièce religieuse pour chœur. J’avais une grande envie de travailler sur les rapports qu’un style ou un type d’écriture, peut entretenir avec telle ou telle autre partie de la liturgie. Je me suis avant tout attaché à l’aspect fonctionnel de la messe, et plus particulièrement à celui du texte liturgique: comment rendre au texte sa fonctionnalité ?
Par ma pratique d’organiste, je suis très attiré par le répertoire baroque. Dans ce type de musique, je suis souvent étonné de voir comment le compositeur arrive à mettre un certain nombre d’artifices musicaux en œuvre pour toucher et convaincre l’auditeur, au sens rhétorique du terme. Le compositeur a sous la main un certain nombre d’idées universellement utilisées – on peut presque parler de « lieux communs » ou de paradigmes - et il essaie d’être le plus concret possible pour arriver à émouvoir le public, et ceci avant tout en prolongeant et en intensifiant le sens du texte . N’a-t-on pas reproché à Bach de faire « de l’opéra à l’église » ?
Mais regardons par exemple le Gloria. Etant donné que je ne devais pas mettre le Credo en musique, j’ai plutôt développé cette partie de l’Ordinaire. Le texte du Gloria offre une grande diversité de situations : le sens des phrases se complètent, se renforcent ou s’opposent. C’est la partie de la Messe la plus exultatoire mais qui comporte également des moments plus suspendus ou plus tendus (lorsqu’on fait appel à la compassion divine par exemple). J’ai donc traité le Gloria avec des ruptures, des contrastes dans les affects et dans la mise en forme tout en maintenant un fil conducteur. Le meilleur exemple est le « Qui tollis peccata mundi » du Gloria, qui rompt avec ce qui précède par un style plus affecté et par l’absence soudaine de l’orgue. Au delà de cette rupture apparente se cache une forme de continuité : le début du Gloria, très dynamique (et donc très différent) est également « a capella ». Cela crée pour l’auditeur, malgré la différence du discours musical, un rapport au second degré. C’est une idée très simple mais, je pense que dans ce type d’œuvre, plus une idée est simple plus elle est efficace. Le « fil rouge » est donc assumé par l’absence ou la présence de l’orgue, par son rôle de relais entre les différentes sections pour choeur, ou bien par certains éléments motiviques qui traversent toute la partie de façon évolutive.
La tradition des musiques religieuses vocales, vous a-t-elle fort guidée dans le choix du « caractère » ou du « style »des différentes parties de la messe ?
Tout d’abord, je voudrais parler du phénomène de « rupture de style » - on devrait plutôt parler ici de « manière » plutôt que de style - . Il est important de savoir qu’à travers l’histoire de la musique, les compositeurs sont passés d’une grande unité dans la facture de leur musique religieuse (chez Lassus, c’est encore le cas) au phénomène exactement contraire : dans la Messe en si de Bach ou les Vêpres de Monteverdi, nous assistons à une explosion de moyens musicaux et de formes musicales coexistants à l’époque, sans que l’unité de l’oeuvre n’en soit entravée.
Il est clair que je me sens plutôt proche de cette deuxième option compositionnelle et que j’essaie d’être le plus expressif possible en multipliant les moyens musicaux. Même si c’est d’abord ma propre sensibilité et non pas des exemples historiques qui me guident dans ce travail, mes choix se sont avérés très semblables à ceux de mes prédécesseurs. On retrouve les mêmes idées à travers toute l’histoire musicale...
Je viens de parler du Gloria, conçu en séquences à travers lesquelles l’uniformité des artifices musicaux est à chaque fois brisée. Je voudrais encore attirer l’attention sur le « Qui tollis peccata mundi », où l’utilisation du chromatisme descendant s’est imposée à moi avec la plus grande évidence. Je n’ai pas voulu combattre ce genre de référence à « l’ancien code » : j’ai choisi de les intégrer dans mon langage d’aujourd’hui.
Le Kyrie est conçu d’une toute autre façon. Cette partie est beaucoup plus proche de l’esprit d’un Lassus ou d’un Josquin Desprez. Comme dans la musique à la Renaissance, on a l’impression d’un déroulement temporel qui s’impose pour que le matériau musical, souvent très restreint, puisse se développer par accumulation, par répétition et par déploiement dans l’espace.
Dans le Sanctus, j’ai utilisé le principe du double choeur. La question de la mise en musique du texte, s’est posée ici de manière toute particulière. Si le texte est court, on a deux choix : soit on le développe, soit on le met en espace. C’est ce dernier choix que j’ai fait pour le Sanctus. Dans la première partie, les différentes voix se superposent, tandis que dans la deuxième partie (le Benedictus), les choeurs se désagrègent : deux lignes mélodiques explosent à travers les deux choeurs.
L’Agnus Dei est plus simple et est plutôt pensé pour l’orgue. La partie de choeur ne se développe que très progressivement. L’orgue entame de façon soliste, après quoi les voix du choeur entrent une à une, à chacune des trois invocations. Le principe ici est celui de l’hétérophonie : une ligne mélodique est accompagnée par son ombre soit presque semblable, soit déformée et qui peut elle-même se dédoubler à son tour. Même si l’orgue est soliste ( il semble par moments prendre plus de place que la voix), il n’est qu’un reflet amplifié d’une ligne mélodique vocale.
Dans quelle mesure avez-vous adapté votre travail compositionnel à la voix, et plus particulièrement au choeur ?
J’ai été frappé par le fait qu’il est difficile d’utiliser un langage trop chromatique dans une partition pour choeur. Dans ce cas, il faut, pour que cela « sonne », une justesse vocale irréprochable, ce qui, dans la pratique même avec un très bon chœur, est très difficile à atteindre. J’ai donc opté pour un langage plutôt modal. D’autre part, j’ai voulu exploiter le contrepoint en créant un jeu indépendant entre les voix, autant sur le plan mélodique que rythmique. Personnellement, j’ai eu beaucoup de plaisir à composer pour la voix : c’est un acte plus « physique » qu’écrire pour un quatuor à cordes par exemple ; il faut chanter soi-même à haute voix ! Le choix des huit voix m’a donné beaucoup de possibilités pour la disposition. J’ai souvent travaillé en divisi, ce qui permet de faire apparaître une alternance entre les timbres graves et aigus. Chaque voix n’utilise que de petits intervalles, peu tendus vocalement. Le résultat global fait entendre tantôt une trame serrée et compacte, tantôt un tissu plus lâche, cela avec les mêmes moyens vocaux.
Comment décririez-vous la relation entre l’orgue et le chœur dans votre messe ?
La partie d’orgue est entièrement indépendante et est pensée de façon symphonique. Parfois c’est même elle qui occupe la partie soliste, comme au début du Sanctus, par exemple. Dans le Gloria, l’orgue est tantôt le liant entre les différentes sections chorales, tantôt leur pendant, leur opposé. Dans toute la messe, j’ai été confronté au problème de l’équilibre dynamique entre le choeur et l’orgue. Une deuxième difficulté propre à la composition pour orgue concerne la spécificité, et donc l’imprévisibilité, de chaque instrument. De la même manière que j’écris pour d’autres instruments, le timbre est pour moi un élément déterminant : ici, la matière musicale est directement liée à la registration (c’est à dire aux différentes « couleurs » de l’orgue) mais il me fallait à cet égard, définir une certaine marge de flexibilité pour que l’œuvre puisse s’adapter à d’autres orgues. Le nouvel instrument de la cathédrale n’a été mis en fonction qu’au mois de juin ; c’est à ce moment-là que j’ai eu l’occasion de faire les premières vérifications.
Est-ce que vous vous êtes senti confronté à un questionnement philosophique ou religieux important ?
Il n’est pas courant que l’Eglise catholique fasse entrer l’art contemporain dans ses murs, et je suis heureux d’y participer. J’ai reçu une éducation catholique. De par mon instrument, je reste en contact avec le monde religieux. Pourtant, je ne sens pas d’implication religieuse particulière dans mon travail. Je respecte une certaine distance par rapport aux questions de croyance et de foi. Quand j’ai accepté la commande de la messe, j’estimais que ma tâche était avant tout musicale et que je pouvais mener le projet à bien en m’attachant avant tout à l’aspect fonctionnel du texte. Il existe d’ailleurs des exemples historiques manifestes de compositeurs « détachés » par rapport à l’église catholique : Mozart en est un des exemples les plus connus.
Quel enrichissement cette oeuvre vous aura-t-elle apporté?
Quand je m’attèle à un travail compositionnel, je fonctionne beaucoup par rapport aux oeuvres que j’ai écrites auparavant et celles que je vais écrire après. Même si cela peu paraître amibitieux, je me laisse guider dans mon travail, par l’idée de progrès. Pour moi, c’était la seule manière de vaincre mes inhibitions et l’une des raisons qui me poussent à écrire. J’ai le sentiment de me trouver sur une trajectoire ; mon seul but est d’avancer. Cette messe, à cause des contraintes dont je parlais, me semble assez différentes de mes pièces antérieures. Son élaboration m’a permis de tirer un trait, d’ « oublier » en quelque sorte certaines constantes que l’on retrouve dans mes œuvres récentes. Grâce à cela, je repartirai peut-être plus vierge, avec l’envie de travailler dans d’autres directions nouvelles.
Création : Choeur de Chambre de Namur & Capella Sancti Michaelis, dir. O. Opdebeeck;
orgue : X. Deprez; 26.11.00, Cathédrale de Bruxelles.Commande de Culture et Tourisme.